Thibault Lougnon est président de Textmaster, première agence de traduction sur Internet. A l’occasion d’une nouvelle levée de fonds de 4 millions d’euros, il revient sur le business model de sa société et en détaille les ambitions sur un marché aux perspectives de développement vertigineuses.
NN : Qu’apporte une société comme Textmaster au secteur de la traduction ? TL : La technologie. Le secteur est dans cette mouvance de la digitalisation. Comme pour le e-commerce et les boutiques, le marché de la traduction bascule vers le online. Nous sommes dans la philosophie du SaaS, mais cela reste du service humain, nous ajoutons juste de nouveaux moyens qui permettent de travailler dans le cloud, via une API ou avec des interfaces WordPress par exemple. Cela offre la possibilité de l’immédiateté sur tout type de volume. La technologie nous permet de proposer des services que les agences de traduction classiques ne peuvent fournir. De travailler au détail : un mail, un profil LinkedIn à traduire. Mais aussi sur de très gros volumes. Par exemple les entreprises Internet, qui représentent la moitié de nos clients, ont aujourd’hui besoin d‘industrialiser leurs traductions. C’est un cauchemar pour elles de gérer des milliers de références en 5 ou 6 langues. Nous pouvons mettre sur pied une équipe de 20 traducteurs sur un projet. Sans avoir besoin de diviser le travail et en bénéficiant d’un dédoublonnage complet grâce au cloud. Il nous est également possible de mettre en place un workflow complètement automatique : les contenus arrivent directement via l’API, sont traduits puis renvoyés. La finalité c’est que le client n’est plus qu’à appuyer sur un bouton. NN : Que représente cette évolution pour les traducteurs ? TL : On accompagne l’évolution d’un marché, mais sans le détruire. A l’inverse d’un Uber, nous travaillons avec les mêmes acteurs. Nous n’avons aucun intérêt à nous mettre les traducteurs à dos, ce sont nos partenaires. Ceux qui travaillent avec des agences le font maintenant avec nous, et les indépendants continuent d’avoir des clients « en direct » tout en collaborant avec Textmaster quand ils le souhaitent. Cette mutation ne doit pas se faire aux dépens des traducteurs. Nous faisons un gros travail d’évangélisation auprès de nos clients pour leur faire comprendre qu’à la fin, il y a un travail qui est fait par des humains. On peut les aider, mais on ne va pas les remplacer. Nous n’avons pas juste un réseau mais des chefs de projets, qui sont des spécialistes du monde de la traduction, qui vont collaborer avec les traducteurs, les aider à améliorer leur organisation et la qualité de leur travail. Au niveau des technologies, ils sont aujourd’hui très affûtés, ce qui leur permet de gagner en productivité. NN : Vous venez de lever 4 millions d’euros, quelle est la finalité de ce tour de table ? TL : Nous venons en effet de boucler un troisième tour de table auprès de Serena Capital et d’Alven. C’est un nouveau cap, nous avons clairement validé le modèle et la question s’est posée de savoir si on continuait d’accélérer. C’est l’option que nous avons retenue. Avec cette levée de fonds, nous allons nous développer au niveau commercial et marketing sur le marché européen, qui représente la moitié des échanges mondiaux. Aujourd’hui tout acteur européen qui a un peu d’ambition va s’intéresser à ses pays voisins, la traduction est donc un réflexe qui se prend de plus en plus tôt et pour une fois, c’est une opportunité d’être une start-up européenne. Sur la question de l’implantation physique, nous avons une démarche assez mixte. Pour l’instant nous avons un développement centralisé, le gros de notre activité se situant entre la France et la Belgique. Mais quand nous aurons des pôles d’activités bien développés, il faudra certainement des bureaux pour recevoir les clients, c’est d’ailleurs déjà le cas en Italie et à New York. La deuxième finalité de cette levée de fonds, c’est un investissement massif dans la technologie. Quand bien même nous délivrons un service humain, la différence se fait sur ce domaine. Nous développons tous ces outils en interne, c’est le cœur de métier de la maison et c’est extrêmement complexe. De développer des connecteurs avec des solutions tiers, de fournir toute la palette d’outils aux traducteurs, de permettre aux correcteurs d’intervenir le plus rapidement. Avec toujours l’objectif d’ajouter de la réactivité et de l’intelligence au travail humain. Grâce à ces nouveaux moyens, nous allons par exemple accélérer le développement de nos mémoires de traductions. Ils vont permettre de stocker du contenu des clients directement dans le cloud de façon à ce qu’on ne recompte pas des mots déjà traduits et sur une traduction de 100 mots, d’en avoir 40 ou 50 déjà traduits. Un autre axe de développement, c’est l’amélioration du matching, pour mettre toujours le traducteur le plus approprié sur la mission confiée par le client. NN : Comment envisagez-vous l’avenir du secteur ? TL : On pense que le marché va continuer de grossir. Il représente 40 milliards de dollars à l’heure actuelle, ce qui est déjà colossal. Pratiquement toutes les entreprises sont confrontées à un enjeu de traduction, la croissance du marché accompagnant celle des échanges internationaux. Par contre, s’il va se développer, le secteur va également profondément changer. Au vu de l’augmentation des volumes à traiter, de plus en plus de clients vont utiliser des solutions en lignes en cherchant à réduire les coûts. A l’heure actuelle la traduction coûte chère, pas parce que les traducteurs sont trop payés mais parce que c’est un service qui est avant tout humain et qu’il faut rémunérer ces personnes. Il va donc falloir évoluer vers plus de compétitivité. Ça ne veut pas dire que les traducteurs doivent gagner moins, mais qu’il faut les aider à travailler mieux et plus vite. L’enjeu de la traduction automatique sera également très important dans les années à venir. Mais ce n’est pas vraiment notre marché, nous croyons à l’humain assisté. L’automatisation peut être pratiquée sur certains verticaux très précis, à condition d’y mettre des moyens considérables. Mais il y aura de toute façon besoin d’une relecture humaine. De mon point de vue le full automatique n’existera jamais pour la création de contenus. L’enjeu est de trouver le bon équilibre, de fournir les meilleurs outils mais sans perdre de vue que c’est une prestation humaine. C’est un beau métier que celui de traducteur, ce sont des gens qui savent interpréter des signaux émotifs, adapter un contenu en fonction d’une culture. C’est cette compréhension émotionnelle qui crée la plus-value et c’est ce qui permet de vendre. Nous ne l’oublions pas. Propos recueillis par David Rozec, drozec@nomination.fr